Sceau d'Ebe de Charenton (vers 1180)
Louis Raynal, l'un des pères fondateurs de l'histoire du Berry, relevait vers 1845 dans une chronique médiévale un étrange fait-divers survenu dans la région de Charenton-du-Cher impliquant une bande de mercenaires et le seigneur du lieu. Partant de ce récit aux accents épiques très marqué par la sensibilité romantique de l'ancien historien de la région, nous proposons une relecture de cet événement dans un environnement historique plus conforme au contexte humain de la cette fin de XIIe siècle en Berry.
Selon Raynal, le point de départ de l'aventure des Brabançons se situerait vers Sancerre, lors d'un conflit entre le comte local et le roi Philippe Auguste, qui aurait recruté une armée de routiers pour compléter ses effectifs. A la fin de cet épisode armé, le roi de France aurait envoyé ses mercenaires en Limousin pour les mettre au service d'une autre cause, résolue avant l'arrivée sur place de la troupe. Les hommes du roi, privés d'engagement et donc nécessairement de ressources, auraient alors décidé de revenir sur leurs pas, et de se diriger vers la Bourgogne à la recherche d'un nouveau contrat. L'itinéraire suivi par ces routiers aurait été marqué par des pillages et des meurtres dont la longue liste ne devait prendre fin qu'avec leur massacre autour de Dun-sur-Auron et Châteauneuf-sur-Cher. Dans le trésor de guerre de ces proscrits fut retrouvé nombre d'objets sacerdotaux raflés dans des églises et de monastères, ainsi que des vêtements cérémoniels portés par les femmes qui les accompagnaient. Au cours de son errance, la troupe aurait fait une étape dans le château de Charenton, où elle aurait reçu l'assurance du seigneur du lieu de la soutenir dans la bataille prévue le lendemain, promesse vite trahie par le chevalier qui aurait avec ses hommes uni ses forces avec celles des adversaires des Branbançons venus à leur rencontre sous les murs de Dun.
Le récit de Raynal doit être manipulé avec prudence. Cet auteur, excellent narrateur, travaille à une époque qui fait peu de cas de la lecture critique des sources. Son exposé ignore la part d'exagération dont les chroniqueurs médiévaux, pour frapper l'imagination de leurs lecteurs, faisaient usage et reprend sans sourciller des chiffres largement surestimés. Quand Raynal cite entre 7000 et 17000 morts dans la bataille de Dun-le-Roi, le médiéviste ne verra tout au plus que quelques dizaines de victimes, ce qui est déjà considérable pour l'époque. Quand aux profanations d'églises, tortures et meurtres de prêtres, les détails donnés sont révélateurs de la culture des lettrés de l'époque, tous clercs et certainement absents lors des faits, rapportant à public conquis d'avance l'horreur de l'événement.
Il n'y a pas de raison de douter de l'authenticité des faits rapportés par les chroniques anciennes, mais on peu en proposer une lecture plus mesurée.
A l'occasion d'une guerre avec le comte de Sancerre, et pour éviter de mettre la zizanie féodale dans une région dans laquelle son pouvoir était loin d'être largement établi, ou peut-être dépassé par le temps qui ne lui permettait de ne garder son ost en ordre de bataille que quarante jours, Philippe Auguste a recruté une troupe de mercenaires payés le temps de sa campagne en Sancerrois. Sitôt la paix revenue, il a orienté les chefs des routiers vers un autre conflit régional qui pouvait présenter le même profil que sa guerre avec Sancerre. Arrivés sur place, les Branbançons se retrouvent sans engagement et reprennent la route du nord-est, vers les domaines des Blois-Champagne, pour y proposer leurs services. A cours d'argent sur le chemin du retour, la petite armée n'a d'autre solution que le pillage des lieux de vie se trouvant sur sa route, les monastères et églises isolées étant de loin les moins fortifiés. Elle y vole nourriture, objets précieux à revendre ou à troquer en chemin, et vêtements qui échouent sur les épaules des inévitables filles à soldats qui accompagnent ce genre de contingent. Suivant les grandes routes, les Branbançons parviennent en vallée du Cher, qu'ils coupent à un des points de passage habituels - plusieurs péages sont attestés fin XIIe - manœuvre favorisée par les basses-eaux estivales de la rivière. Leur étape par Charenton n'est certainement pas le fait du hasard. Cette seigneurie est une des plus riches du secteur, et les routiers y voient certainement un espoir d'y reprendre du service. Devant la menace, et connaissant la valeur militaire des hommes parvenus devant les fossés de sa ville, Ebe de Charenton a peu de solutions à opposer au danger que représentent les mercenaires. Un combat à l'issue incertaine aurait mis en péril l'agglomération et ses alentours. Le choix de les recevoir dans les murs de sa cité de la vallée de la Marmande permet de temporiser et d'évaluer la puissance de l'adversaire, qui ne tente pas de prendre possession de la ville, ce qui tends à prouver que les routiers ne se sentaient pas au abois la veille de leur défaite devant Dun.
Les chroniques précisent qu'Ebe aurait promis de s'allier aux Brabançons dans la bataille finale, pour mieux les prendre à revers ensuite. Cette trahison, selon les codes moraux de la société féodale, n'a rien de déshonorant pour le seigneur de Charenton, qui mélange la ruse et la bravoure pour parvenir à la victoire.
Le faible nombre de documents écrits contemporains des événements ne permet pas de mesurer l'éventuel impact du passage de cet ancêtre des futures grandes compagnies que fut la troupe des Brabançons sur le sud du Berry, aussi ne peut-on se livrer qu'à des suppositions, mais il existe au moins une situation qui reste inexpliquée. Vers 1188, soit quatre ans après les faits, la petite abbaye cistercienne de Bussière abandonna le site primitif de sa fondation pour être reconstruite dans la vallée de la Queugne à quelques kilomètres de la seigneurie de Fleuriel, aujourd'hui Saint-Vitte. Il est permis de s'interroger sur les raisons qui ont conduit les premières moniales à émigrer, surtout quand on se souvient que la région de Bussière se trouve située sur une route possible entre le Limousin et le château de Charenton, et que la chronique exploitée par Louis Raynal fait explicitement référence à des pillages de biens du clergé. La coïncidence, bien que vague, est assez troublante pour être soulignée.