Mise en valeur dans les programmes scolaires, la période des Lumières semble avoir été le fait de grands esprits laïcs pré-révolutionnaires. Souvent totalement passés sous silence, des savants religieux ont produit un travail en tous points remarquable sur lequel l’historien peut s’appuyer en toute confiance pour accéder à des informations utiles à la connaissance du terroir qu’il étudie.
Il y a plusieurs années, j’avais rédigé l’article qui suit pour le compte de la regrettée revue Berry magazine, compte non soldé car la dite revue n’a jamais pensé à me dédommager pour sa composition. N’en ayant donc jamais, à mon grand regret, cédé les droits, je vous le propose, légèrement revu et corrigé, en libre lecture.
Les tribulations d'un savant bénédictin en quête d'informations sur l'histoire religieuse du diocèse de Bourges.
Un enquêteur d'exception
Né au Puy-en-Velay, Jacques Boyer manifeste dès l'enfance un don pour les études, qui le conduit à prononcer ses vœux parmi les Bénédictins. Expert en paléographie latine et passionné par les recherches, ce serviteur de l'Histoire est très tôt pressenti par la hiérarchie bénédictine pour collaborer à un immense chantier d'érudition entrepris autour de l'histoire du Christianisme en France, rédigé sous forme d'un ouvrage collectif qui demeure aujourd'hui une référence pour les chercheurs, la Gallia Christiana.
En 1710, il quitte son monastère pour un long voyage à travers les provinces françaises, visitant les monastères, collectant des traditions orales, recopiant des textes anciens, et envoyant, lorsque l'occasion se présente, ses notes à Paris aux rédacteurs de la Gallia. Ayant momentanément terminé son exploration des archives auvergnates, il arrive dans le diocèse berruyer en mars 1711.
Le carnet de voyage de Dom Boyer
S'il reste peu de trace de sa correspondance avec les savants parisiens, le journal de voyage du père Boyer a été en grande partie conservé et publié à la fin du XIXe siècle (note). Rédigé suivant la chronologie des déplacements du religieux dans les provinces, cet ouvrage n'était pas à l'origine destiné à être lu par le grand public. Son auteur y note donc très librement un foule de petites remarques sur ses conditions de voyage, sur les gens qu'il rencontre ou sur la façon dont il est reçu par ses hôtes. Ses pages fourmillent donc de détails de la vie quotidienne pris sur le vif. Quittant Saint-Pierre-le-Moûtier pour Nevers, le moine découvre trois hommes suppliciés, deux roués et un pendu, sur le bord de la route. Sobrement, il remarque que "la justice de St-Pierre est extrêmement exacte". Arrivé à Bourges en avril, il est témoin de la montée des eaux de l'Auron, qui inonde les prés de Chape et consigne que, inquiet du déluge qui s'abat sur la ville depuis plusieurs jours, l'archevêque ordonne neuf jours de procession pour demander le beau temps. Passant le Cher à Saint-Florent le 19 mai, il s'étonne de la longueur du pont qui enjambe la rivière et relève les stigmates de la crue de 1707, qui avait emporté une partie des arches. A Chezal-Benoît, où il réside plusieurs semaines, c'est une marche d'escalier, qui brille faiblement la nuit, qui attire son attention.
Dom Boyer cite le nom des auberges où il dîne - le Cheval blanc à Moulins, le Bœuf couronné et l'Écu, à Bourges, le Dauphin à Issoudun, le surnom d'un moine, dit "la Toise", à cause de ses presque deux mètres de taille, ou détaille le plaisir qu'il a eu à bien manger ou à écouter de beaux sermons.
L'itinéraire suivi par le savant ignore une grande partie de la province. En mars 1711, Jacques Boyer est en Bourbonnais et rencontre les communautés monastiques de Chantelle, Izeure, Saint-Menoux et Souvigny. Après avoir passé une semaine en Nivernais, il arrive le 8 mai à Bourges où il demeure presque un mois. Son séjour dans la cité lui offre de multiples occasions de rencontrer l'archevêque et de nombreuses personnalités religieuses locales comme les abbesses de Bussière et de Saint-Laurent, et de visiter des monuments comme la crypte de la cathédrale, l'hôtel-Dieu ou le couvent de l'Annonciade.
Le 19 mai, il prend la route de Chezal-Benoît, monastère de son Ordre, où il réside partiellement jusqu'au début juin. Il profite de son séjour à Chezal pour visiter Bommiers, l'abbaye de la Prée et rédige un compte-rendu très détaillé de son expédition jusqu'à l'abbaye cistercienne des Pierres, 40 kilomètres plus au sud. Le 6 juin, il se dirige vers Vierzon, qu'il atteint par le port de Lazenay. De Vierzon, où il réside jusqu'au 20 juin, il se rend, franchissant le Cher à Langon, jusqu'à l'abbaye d'Olivet, qui représente l'extrémité septentrionale de son voyage en Berry. Après être revenu à Chezal-Benoît par Issoudun, puis à Bourges, il retourne sur ses pas le 21 juillet. Passant par Etrechy, il retrouve la Charité-sur-Loire, Nevers, Souvigny au début du mois d'août avant de franchir les portes de l'Auvergne.
Jamais, dans ses notes personnelles, le religieux n'exprime les raisons qui l'ont mené à négliger de poursuivre sa quête de documents dans la majeure partie du diocèse. Ce manque de curiosité pour les archives de dizaines d'abbayes des actuels départements de l'Indre et du Cher, pourtant dûment référencées dans la Gallia Christiana, confirme que d’autres savants parisiens sont venus en Berry collecter les informations indispensables à la rédaction de leur encyclopédie du Christianisme en France. On connaît, entre autres, les comptes-rendus de Dom Estiennot, en particulier après sa visite de Noirlac. D'éminents latinistes locaux étaient peut-être associés à cette tâche, et de nombreux frères bibliothécaires ont sans doute été sollicités par les Bénédictins pour fournir des copies d'archives anciennes, confiées aux bons soins de voyageurs en partance pour Paris, comme Dom Boyer en rencontre tout au long de son voyage.
Un éclairage irremplaçable sur des lieux disparus
Observateur avisé et indépendant des lieux qu'il visite, le père Boyer décrit avec une certaine finesse des monuments du patrimoine régional aujourd'hui disparus, révélant parfois, sans s'en douter, des contradictions entre sa propre mesure des choses et des traditions orales sur lesquelles certains érudits se sont appuyés pour écrire l'histoire de communautés monastiques locales. Inversement, des études récentes permettent d'évaluer l'honnêteté de certains récits qu'il recueille lors de son enquête. Le récit de son crochet jusqu'à l'abbaye des Pierres, à la limite entre le Cher et la Creuse est, à ce titre, particulièrement significatif.
Le premier juin 1711, Dom Boyer, résidant dans la communauté bénédictine de Chezal-Benoît, part, en compagnie d'un de ses hôtes, en direction du sud. Les deux hommes passent par Lignières, Saint-Hilaire, Orsan et le Châtelet, suivant un axe destiné à devenir un jour la départementale 85. Après s'être restaurés à l'abbaye de Puyferrand, les deux bénédictins poursuivent leur chemin en direction de l'abbaye des Pierres, traversant le village de Saint-Maur puis coupent à travers la campagne, évitant la ville de Culan, dont il n'est pas fait mention, pour rejoindre le cloître cistercien. Sitôt sur place, Dom Boyer note que les Pierres sont "un lieu bien affreux et presque inabordable", peut-être influencé par l'ancien toponyme de "Val horrible", que les gens de la contrée accordaient au ravin au bord duquel le monastère était construit. Le moine, venu chercher dans les papiers de l'abbaye une liste d'abbés, déplore la maigreur de la documentation qu'on lui soumet, attribuant les lacunes du chartrier aux ravages des Protestants lors des Guerres de religion. Toute la région avait, en effet, été la proie d'une bande huguenote, attachée à l'armée du duc de Deux-Ponts, en 1569 et plusieurs monastères avaient eu à souffrir, avec plus ou moins de gravité, de ses exactions. Curieusement, le pillage de 1650, tout aussi grave, des Pierres par les troupes catholiques du Grand Condé, lors des troubles de la Fronde, est passée sous silence. Cette mémoire sélective des graves événements vécus par la communauté dans les décennies précédentes s'explique peut-être par la brièveté de l'étape cistercienne du savant qui repart, le soir même, pour le prieuré d'Orsan.
De toutes les notes prises par le savant lors de ses quatre mois passés à explorer les fonds documentaires régionaux, ce sont probablement celles consignées lors de sa visite du monastère d'Orsan qui sont les plus instructives pour l'historien. Orsan présentait autrefois plusieurs particularités. Fondée au début du XIIe siècle par Robert d'Arbrissel, abbé de Fontevraud, cette communauté, dirigée par des femmes, avait vu mourir dans ses murs son fondateur. Son cœur, soustrait à sa dépouille mortelle rendue à Fontevraud, avait été conservé sur place dans une chasse de plomb déposée dans une pyramide élevée dans la chapelle prieurale. La relique, profanée par les Protestants lors des mêmes événements dont les Pierres avaient eu à souffrir, dut à la bienveillance de quelques paroissiens de ne pas être perdue. Pyramide brisée, le cœur de Robert d'Arbrissel fut sauvé de justesse. Réputé miraculeux, cet objet de piété populaire permit même l'ouverture d’une enquête sur les vertus des restes du Bienheureux Robert, qui demeure notre principale source d'informations sur les événements ayant bouleversé Orsan. Ce pillage huguenot fut-il si terrible qu'on le lit en général? Il est permis d'en douter en parcourant les notes prises sur place par Jacques Boyer.
Le savant note tout d'abord l'architecture des voûtes de la chapelle, aujourd'hui démolie, s'étonnant de l'originalité de leur forme en cul-de-lampe, comparable à celles des églises de Saint-Pierre d'Angoulême ou de Souillac, dans le Lot. Puis, découvrant le mobilier de la chapelle, il décrit le reliquaire pyramidal, intact et signale la présence des tombes d'Adalard Guillebaud, le seigneur à l'origine de la fondation d'Orsan et de Léger, archevêque de Bourges et ami proche de Robert d'Arbrissel. Visitant le prieuré, il admire la qualités des boiseries, parcourt les archives et se fait même présenter l'anneau et le sceau de Léger, trouvés dans sa tombe ainsi que quelques ornements de métal ayant appartenu à sa crosse.
Ce sont ces observations qui sont les plus instructives. Au lendemain du passage des Protestants, Orsan avait été décrit comme ravagé et les commentateurs n'avaient pas économisé les remarques déplorant l'étendue du saccage. Or, un siècle et demi après les événements, le moine découvre un monastère intact, dont les tombes n'ont pas été profanées et pillées, qui a conservé ses parchemins les plus anciens, et où personne ne parle plus, contrairement aux Pierres, du prétendu pillage. Même le cœur de Dom Robert, comme on l'appelait alors, a retrouvé sa place dans sa petite pyramide restaurée. Le témoignage de Jacques Boyer permet donc de tempérer les doléances des catholiques du XVIe siècle, qui, traumatisés par les horreurs subies par la région, avaient exagéré la portée des événements qu'avait eu à subir le petit couvent berrichon.
Fort de ses observations, mais pressé par le temps, le bénédictin retourne à Chezal-Benoît, avant de poursuivre son voyage dans le nord de la province.
Dom Boyer revint quelques années après son périple en Berry finir sa vie parmi ses frères de Chezal-Benoît. Vers 1850, les sociétés savantes locales ne constatent plus que ruines à Orsan et à l'abbaye des Pierres. De nos jours, si Orsan a trouvé un nouvel éclat, il ne demeure sur place plus aucune trace du patrimoine admiré il y a 300 ans par le savant latiniste. Quant aux Pierres, seules quelques ruines informes achèvent de s'effacer dans la végétation.
(note) Journal de voyage de Dom Jacques Boyer, publié et annoté par Antoine Vernière, 537 pages, Clermont-Ferrand 1886
© Olivier Trotignon 2022
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