Dans le sud de l’actuel département de l’Indre, près de l’ancien prieuré bénédictin de Saint-Benoît-du-Sault, se déroula vers 1282 une étrange affaire qui fut portée devant la justice royale, et qui est particulièrement instructive sur l’évolution des pratiques d’élevage dans les campagnes berrichonnes.
Plainte est ainsi déposée par les moines du prieuré de Saint-Benoit contre le vicomte Hugues, seigneur de la puissante châtellenie voisine de Brosse, pour le rapt d’un bélier d’origine espagnole -quendam arietem qui venerat d'Espane- et la détention de celui-ci par les hommes du vicomte. La colère des moines fut en plus décuplée par l’évidente mauvaise volonté du vicomte à restituer ce mouton à ses légitimes propriétaires, ce qui fut fait finalement au bout d’un certain temps.
L’animal n’ayant pas été passé à la broche, comme on aurait pu s’y attendre dans de pareilles circonstances, on comprend que les intentions des malfaiteurs étaient parfaitement préméditées et que l’origine ibérique du bélier n’est pas indifférente dans le déclenchement de cette affaire.
De toute évidence, les bénédictins du Sault savent en cette fin de XIIIe siècle qu’il existe ailleurs des races ovines différentes des souches élevées par leurs paysans sur les domaines du prieuré et que ces ces moutons étrangers peuvent, par croisement, améliorer la productivité de leurs troupeaux. On peut alors supposer que le prieur de Saint-Benoît-du-Sault choisit d’investir dans un animal de type mérinos de façon à augmenter la production de laine issue de son cheptel. Que l’animal vienne d’au delà des Pyrénées ou ait été acquis quelque part dans le Sud de la France ne change pas les données du problème: l’objectif est économique et on comprend la fureur des moines quand ils découvrent que leur précieux animal a été subtilisé par leur puissant voisin laïc, qui prend tout son temps avant de restituer le reproducteur, le temps que celui-ci couvre les brebis du vicomte, comme on peut s’en douter. D’un certaine manière, Hugues de Brosse invente une forme de piraterie génétique, faisant saillir ses ouailles à bon compte avant de se séparer de son hôte ibérique à quatre pattes.
Cette histoire illustre de façon originale l’évolution générale des techniques agricoles observées dans l’ensemble de l’Occident à partir du XIIe siècle et ajoute un volet zootechnique supplémentaire à un vaste mouvement d’adaptation des races animales aux besoins d’une agriculture qui se perfectionne. On se souviendra des chevaux frisons importés en Poitou à la même époque, ancêtre des Traits mulassiers. Le Berry n’est pas resté en marge du progrès et il est intéressant de noter la part occupée par les bénédictins dans la genèse de cette évolution.