La grande église romane de la Celle-Bruère, dans le sud du département du Cher, recèle, scellés dans sa façade, trois étranges tableaux de pierre historiés dont l'origine intrigue depuis des décennies les amateurs d'art médiéval. Un animal assez fin, peut-être un veau, une patte posée sur un globe, apparaît aux cotés de deux scènes représentant des hommes affrontés, disposées de chaque coté de l'entrée du sanctuaire. Si la recherche de symétrie est évidente, tant dans l'espace que dans le thème, on remarque d'importantes différences dans la maîtrise de la sculpture, le tableau de gauche étant beaucoup plus contrasté et détaillé que son jumeau à la droite de la porte. Sur l'une et l'autre scène se distingue l'inscription "Frotoardus".
Manifestement, ces trois éléments, complétés par une tête de statue zoomorphe disposée en saillie sur la façade, ne sont pas romans et leur inclusion dans la maçonnerie est indatable. Soit ces sculptures ont été ajoutées au bâtiment lors de sa construction, soit leur ajout est postérieur, mais leur caractère intrusif est indéniable.
Les spécialistes locaux hésitent depuis longtemps devant le caractère déroutant du tableau de gauche. Deux personnages, aux traits soulignés, vêtus de tuniques serrées à la taille et tombant jusqu'à mi-cuisses et coiffés de calottes, semblent s'affronter. L'un foule un objet qui évoque une lampe à huile ou une gourde, l'autre domine un petit animal en cage, chien ou renard. Entre les deux est gravé le nom latin FROTOARDUS.
Cet ornement est atypique au point qu'il en reste inclassable. Le trait échappe à la plastique romane, mais n'est pas plus ressemblant aux styles antiques ou paléo-médiévaux, ce qui renforce son caractère insolite sur un monument aussi équilibré que l'église de la Celle. La présence à faible distance du site antique d'Allichamps a même permis à certains de voir dans les sculptures de la façade de la Celle des réemplois d'ornements antiques prélevés sur un ancien temple païen, à l'image de plusieurs éléments d'autels funéraires inclus dans les maçonneries extérieures et intérieures de l'église.
Arrêtons nous un instant sur un élément qui, loin de dissiper l'opacité de l'origine de ces sculptures, évoque résolument l'Antiquité tardive ou le haut Moyen-âge: la mention épigraphique Frotoardus.
Remarquons d'emblée que les lettres se ressemblent sur les deux tableaux, et que le style d'écriture n'est pas roman. Les pierres sont donc antérieures ou postérieures au XIIe siècle, période de la construction de la plupart des édifices religieux, séculiers ou réguliers, du secteur. Frotoardus est manifestement un nom propre masculin à un élément, latinisation d'un patronyme germanique comme on en voit apparaître sur le sol gaulois à partir des invasions des peuples d'outre-Rhin, à la fin de l'Empire Romain. Le dépouillement des chartes les plus anciennes régionales montre que ce genre de nom reste employé localement jusqu'au XIe siècle, période à laquelle il décline pour être définitivement abandonné à la fin du XIIe siècle pour laisser place à des dénominations à deux éléments, du type nom+surnom (Adalard Guillebaud ou Mathilde de Charenton, pour prendre des exemples de ce blog).
Si un personnage nommé Frotoardus a bien existé, c'est dans un espace chronologique de presque un demi-millénaire, sur lequel nous ne disposons presque d'aucune source narrative et il n'est recoupé par aucune autre source.
Autre problème: quel est le statut de ce nom? Certain y ont vu la signature du sculpteur, ce qui semble étonnant car on note des différences de styles marquées entre les trois œuvres: très dépouillées pour la scène de combat et le veau au globe à droite de la porte, presque caricatural à gauche de l'ouverture. De plus, il est de coutume que dans le cas de signatures épigraphiques, l'auteur soit nommé dans une courte phrase du style: Giraldus fecit (Gerald (l')a fait) ou: Giraldus fecit hanc portam (gerald a fait ce portail) comme on peut en lire un exemple sur le fronton du portail de Saint-Ursin, à Bourges. Cet argument nous éloigne encore un peu plus de l'époque romane.
Reste l'hypothèse d'un nom désignant l'un des combattants figuré sur les scène de pugilat sans qu'on puisse en aucun cas savoir quel est la finalité de ces sculptures. Evoquer le souvenir d'un exploit guerrier, Frotoardus étant l'un des lutteurs et peut-être le commanditaire de ces œuvres? Rappeler le martyr d'un saint local selon une tradition à jamais oubliée? Ceci signifierait un réemploi à partir d'un ouvrage religieux plus ancien, chapelle, tombeau ou reliquaire. Illustrer une tradition orale laïque, fable, comptine ou légende désormais effacée de la mémoire collective? Mais alors, sur quel type d'ouvrage aurait-on pris le soin de sculpter ces pierres?
L'énigme reste entière.
Personnellement, je n'écarterai pas l'hypothèse d'un transfert de reliques d'une chapelle primitive vers le sanctuaire de la Celle. Tout reste à savoir quand aurait pu avoir lieu une telle translation. Au moment de la construction de l'église, ce qui semblerait cohérent avec l'épigraphie et l'anthroponymie, mais qui ne règle pas la question du style inclassable de la sculpture de gauche ou beaucoup plus récemment, le travail ayant pu être confié à un tailleur de pierre des carrières de la Celle, ce qui aurait le mérite d'expliquer le style hors norme et très naïf de la scène figurée?
Comme le lecteur peut s'en rendre compte, les lutteurs de la Celle ne sont pas prêts de cesser de bousculer l'imagination des visiteurs de ce très bel endroit.