le cloître de Noirlac vers 1900
Il n’est pas toujours simple, pour un historien indépendant, de faire valoir son point de vue sur certaines institutions médiévales, surtout quand sa vision du passé de monuments - dans tous les sens du terme - de sa région s’écarte des chemins tout tracés d’une histoire en apparence immuable et acceptée par un public très large. Il y a même parfois une certaine saveur d’hérésie à diriger ses recherches vers ce qui apparaître comme des anomalies dans l’histoire officielle, ou du moins largement admise, de lieux aussi emblématiques que peut l’être l’abbaye de Noirlac.
A l’origine de cette perspective, une longue enquête sur les rapports entre la féodalité berrichonne et les moines qui peuplaient les monastères régionaux. Le principe initial était de s’intéresser plus aux hommes qu’aux bâtiments qui les avaient accueillis, laissant cette tâche aux bons soins de mes confrères historiens de l’Art, afin de replacer chaque acteur dans son contexte culturel et social dans l’espoir de retrouver la place de chacun dans la genèse des mouvements monastiques berrichons.
Dans le cas de Noirlac, il semble que l’image communément répandue d’une communauté exemplaire dans la tradition cistercienne tienne plus aux somptueux travaux effectués dans les années soixante-dix par le Conseil Général du Cher pour rénover l’abbaye qu’au mode de vie de ses premiers occupants. Ainsi, la truelle du restaurateur semble être parvenue à superposer deux images, celle de l’idéal cistercien et celle d’un monastère censé avoir été représentatif de cet idéal. Le quotidien du Moyen-âge semble assez éloigné de ces aspirations, et le sens du travail du médiéviste est de chercher à s’approcher au plus près de l’homme médiéval, au risque de mécontenter certains de ses contemporains.
Quel rayonnement avait exactement Noirlac dans les premiers siècles qui ont suivi sa fondation? La réalité nous éloigne bien loin des idées reçues. Noirlac ne fonde aucune filiale, ne développe aucune grange éloignée à plus de quelques heures de marche de son cloître et aucun de ses abbés ne semble briller par sa personnalité. A titre d’exemple, l’abbé des Pierres, monastère cistercien presque oublié et disparu du paysage, était assez souvent cité comme témoin dans des affaires civiles et religieuses, pour authentifier de son autorité morale des chartes souscrites en sa présence. Seul Francon supérieur de Noirlac, apparaît fin XIIe dans les mêmes circonstances.
Que dire de cet abbé Elie qui en appelle en 1228 à son supérieur Guillaume de Cîteaux, parce que, fait inédit peut-être dans tout le monde cistercien, il s’est heurté à la résistance de l’abbesse de la petite abbaye de femmes de Bussière, soutenue par sa propre supérieure, l’abbesse de l’Eclache, en Auvergne, quand on sait que Noirlac avait imposé le paiement d’un cens annuel au couvent de Bussière et lui avait interdit de fonder des granges près des siennes, ce qu’aucun autre établissement n’avait cherché à imposer? L’affaire de Bussière semble mettre en lumière une présence jugée insupportable des frères de Noirlac auprès de leurs sœurs lors de leur visite annuelle de correction.
Tout aussi étonnant est ce meurtre en 1307 du curé de Saint-Germain-des-Bois, tué par des moines et des convers de Noirlac en présence de l’abbé de l’époque, qui laisse se dérouler les faits et qui assiste consentant à l’agression du sergent du bailli de Berry, que les moines essaient de désarçonner.
On le voit, ces faits avérés et clairement documentés laissent planer un doute sur l’authenticité de la ferveur spirituelle qui est censée avoir animé les premiers moines présents sur place et contribuent à faire de Noirlac une exception moins brillante que ce qu’on peut parfois imaginer qu’elle ait pu être. Jusqu’aux bâtiments qui peuvent, dans le contexte de l’époque, sembler déplacés. Noirlac est une abbaye aux revenus médiocres, comme le mettent très bien en lumière les travaux de mon ancien maître Françoise Michaud-Fréjaville pour la période XIVe-XVe siècles. L’étude du chartrier ancien de l’abbaye montre qu’au moment de la construction de l’édifice les revenus du monastère étaient beaucoup trop faibles pour assurer le paiement d’un pareil monument. Seuls les sacrifices financiers de la chevalerie locale, en particulier la famille de Charenton, peuvent expliquer la grandeur de l’édifice. Bien peu des inconditionnels de la spiritualité cistercienne qui viennent se ressourcer dans l’abbatiale et dans le cloître accordent d’intérêt à ce détail...